À la merci du marché

 DURÉE : 90 minutes

AUTEUR : Herdolor Lorenz – RÉALISATRICE : Leslie Franke

L’Europe est en pleine mutation. Depuis le début du siècle et depuis la crise financière, surtout, de nouvelles bases sont en train d’être posées. Les systèmes sociaux basés sur la solidarité et conquis par des décennies de lutte sont remis en question. Le marché du travail, notamment, et, par conséquent, les êtres humains, se transforment à la vitesse grand V. Ce sont là les constats qui ont motivé l’écriture du film « À la merci du marché ».

 Les « salariés-patrons » se substituent à la « protection des salariés ». En France, les syndicats et les jeunes luttent actuellement de toutes leurs forces contre la dérégulation effrénée du droit du travail prévue par le gouvernement. En Allemagne, ces mêmes réformes ont été mises en œuvre sans opposition notable il y a tout juste 20 ans, avec ce qu’on appelait l’« Agenda 2010 ». À l’époque, les deux tiers de la population active environ avaient un emploi à temps complet affilié au régime de la sécurité sociale. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 38 %. Actuellement, près de la moitié des actifs est en stage ou en intérim, enchaîne les CDD ou les contrats d’entreprise. Même le « crowdworking » (travail collaboratif en ligne) et la « gig-economy » (missions par le biais d’applications) pourtant extrêmement précaires se développent à la vitesse de l’éclair. Les personnes travaillant dans ce domaine sont à leur compte ; bien souvent, c’est le moins offrant qui remporte le marché : et voilà qu’une relectrice relit un livre pour une maison d'édition reconnue pour 7,90 euros de l’heure. On est loin du salaire minimum, mais après tout, elle est indépendante et c'est elle qui fixe ses propres tarifs. Un photographe de presse, quant à lui, gagne 40 euros pour une photo imprimée. La pomme sur leurs MacBooks a beau briller, les comptes n’en restent pas moins obscurs ! Même les universités embauchent des professeurs à titre d'indépendants. Sur des plates-formes en ligne telles que « Myhammer », des ouvriers mettent leurs services aux enchères. Et c’est celui qui propose le taux horaire le plus bas qui décroche le contrat, pour 5,80 euros de l'heure, par exemple. De grands groupes comme Audi, Telekom, Henkel, Deutsche Bank ou Coca-Cola, mais aussi des ONG telles que Greenpeace, font eux aussi appel à des plateformes de crowdworking. Le pire du pire : sur la plate-forme Jovoto, seul le projet retenu parmi tous les candidats ayant répondu à l’appel d’offres est rémunéré. À chacun de payer ses cotisations en tant que petit entrepreneur. Les conséquences pour la société et la communauté solidaire sont prévisibles. Les sociologues prédisent par exemple une importante précarité chez les personnes âgées. Il est plus pressant que jamais de reréguler les salaires les plus bas et les plus précaires. Pour l’heure, la ministre du Travail allemande, Andrea Nahles, ne voit « aucune raison de dramatiser le « travail collaboratif » (crowndworking). La Commission européenne, quant à elle, poursuit sa ligne néolibérale en affirmant qu’un « faible degré de réglementation ne constituerait pas un obstacle, mais plutôt un aiguillon, à la création globale de richesses ».

Regarder ce qui se passe dans cette Allemagne soi-disant si prospère pourrait également être très intéressant pour la France dans le contexte actuel.

  Comment en est-on arrivé là ? Les luttes menées depuis l’ère industrielle ont permis d’imposer des normes en matière de droit du travail fondamentales pour l’économie sociale de marché. Mais depuis les années 1980, on a vu se propager trois phénomènes, d’abord aux États-Unis, puis en Grande-Bretagne : l’avènement d’un État peu interventionniste, l’instauration d’un marché débridé et la promotion de la concurrence internationale. En Allemagne, c’est sous la coalition entre les socialistes et les verts de MM. Schröder et Fischer que cette politique a fait ses premiers pas. En baissant les impôts sur les sociétés et en veillant à la déréglementation du travail, ils ont permis aux grands groupes allemands de réaliser des économies phénoménales et d’obtenir des avantages concurrentiels de taille. Cependant, cette politique a entraîné une baisse de 4,2 % des revenus réels en moyenne entre 2000 et 2010. Les salaires les plus faibles, quant à eux, ont connu une chute allant jusqu’à 23,1 %. Heines Flassbeck, secrétaire d’État aux Finances de 1998 à 1999, fait observer que cette baisse du coût du travail, qui a été une mesure prise unilatéralement par l’Allemagne, a eu des conséquences catastrophiques pour l’union monétaire qui venait juste d’être créée : l’euro. À l’origine, les membres de l’espace européen s’étaient mis d’accord pour faire évoluer leur politique économique et sociale de manière synchrone. « Si j’invite mon ami (la France) à passer un accord avec moi et qu’au moment même où il arrive au même niveau que moi, pour ainsi dire, je lui fais un croche-pied ou que je l’empêche de poursuivre le chemin avec moi ou de participer, c’est de l’escroquerie ».

 Nuit debout

En France, le président François Hollande annonce à qui veut l’entendre qu’il veut être le nouveau Gerhard Schröder, que les nombreuses grèves et manifestations ne l’impressionnent pas, qu’un président qui a ces objectifs doit rester inflexible, que la France est le seul pays à avoir la semaine de 35 heures. Selon lui, il est évident qu’avec une législation aussi stricte en matière de temps de travail, les entreprises françaises ne peuvent plus être concurrentielles. Qu’on le veuille ou non, il faut donc flexibiliser le temps de travail.

La réforme du droit du travail vise avant tout une chose : à ce que le temps de travail et les salaires puissent être directement négociés au niveau de l’entreprise, ce qui conduirait à l’allongement du temps de travail et à la réduction de la protection contre les licenciements. Les syndicats français savent qu’ils ne pourront sans doute pas résister à la pression des patrons sur les salariés à l’échelle de l’entreprise, d’où la résistance énergique des syndicats, notamment de la CGT.

Dès le 31 mars 2016, des jeunes, surtout, ont manifesté sur la Place de la République contre la dérégulation du travail prévue en France. Pour Paolo Sandoz, étudiant en philosophie, « avant son élection, François Hollande n’a jamais promis de déréguler le droit du travail et d’abroger les 35 heures. Au contraire, il avait promis d’imposer les plus riches et de sanctionner les patrons qui laissaient leurs usines vides ou délocalisaient la production à l’étranger. Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, a peut-être essayé, mais quand les agences de notation ont dégradé la note de la France et que les grands groupes comme Unilever ont ouvertement menacé la France de retirer leurs capitaux du pays, il a été attaqué par les membres de son propre gouvernement. Depuis, François Hollande a fait exactement le contraire de ce qu’il avait promis pendant sa campagne. Aujourd’hui, le programme sur lequel on est élu n’a quasiment plus d’importance. » Quelques jours plus tard, l’ancien ministre du Redressement productif Arnud Montebourg s’exprimait ainsi sur cette même Place de la République : « Cette politique qui consiste à baisser le coût du travail en dérégulant le droit du travail fait chuter la demande à l’échelle de notre pays et grimper les bénéfices des entreprises exportatrices. Tous les pays qui agissent selon ce modèle veulent devenir champions du monde de l’exportation comme l’Allemagne. Mais cela ne peut pas fonctionner. Les pays qui ont un excédent commercial ont besoin de pays ayant un bilan commercial déficitaire. C’est pourquoi ce type de politique est toujours égoïste et se fait au détriment d’autres pays qui continuent à s’endetter avec un déficit dans leur balance commerciale. Les champions du monde de l’exportation ne font que creuser le gouffre entre les pays gagnants et les pays perdants. »

« Comment échapper à la logique de la concurrence ? » : tel est l’un des thèmes centraux des débats qui agitent en permanence la Place de la République. « Je ne veux pas perdre ma vie à toujours devoir faire partie des gagnants », explique Paolo Sandoz, étudiant en philosophie. Selon lui, il est difficilement compréhensible que tout le monde soit de plus en plus stressé. La productivité augmente en permanence ; on produit le même produit voire des produits de qualité supérieure dans un temps de plus en plus plus court et avec moins de main-d’œuvre. Il serait donc logique que les salariés passent moins d’heures et de jours à travailler pour le même salaire, voire que leur salaire soit revu à la hausse si le produit est de meilleure qualité !

 La semaine des 35 heures

Les Allemands d’un certain âge connaissent sans doute déjà ces arguments. Ce sont les mêmes que ceux qu’utilisaient les syndicats allemands dans les années 1980 pour défendre leur combat pour les 35 heures. On le voit bien dans les archives de l’époque : « On a besoin de moins en moins de main-d’œuvre. La consommation ne peut pas croître autant que l’exige l’augmentation de la productivité. C’est pourquoi nous devons engager un combat pour une diminution du temps de travail avec un ajustement des salaires ». Mais les syndicats allemands ont oublié ce combat lorsque leurs camarades sont entrés au gouvernement au moment de l’élection des Verts et où ils ont été les premiers en Europe à déréguler le marché du travail.

 Depuis la crise financière, tous les pays voisines sont appelés à suivre le soi-disant « modèle vedette » allemand.

« Nous avons tenu nos engagements ! », assurent les responsables politiques en Grèce, en Italie, en Espagne et au Portugal. Mais jusqu’à présent, la dérégulation du marché du travail n’a fait baisser le chômage nulle part. Au contraire : tout le monde en Europe ou presque y a perdu au change en matière de protection sociale. Beaucoup se voient soumis à une concurrence qui s’étend à presque tous les aspects de la vie et glissent vers la précarité. Le film pose la question des coûts sociaux générés par les soins et l’accompagnement de tous ceux qui n’arrivent pas à s’en sortir et sont soi-disant même responsables de leur propre malheur.

 Enfin, le film «À la merci du marché » aborde différentes solutions possibles pour s’opposer à cette évolution, pour en amortir les conséquences sociales et y échapper à l’échelle individuelle. C’est un film qui milite pour la solidarité et contre l’isolement. Il est temps d’intervenir !